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dernes, ont créé un autre univers; mais ce beau système n'est-il pas tout entier dans ces paroles de Cicéron bien plus que dans les bois de la Germanie, où Montesquieu prétend qu'il fut trouvé? Et ce passage, où les idées de Polybe ont été poussées plus avant par le génie de l'orateur romain, ne suffirait-il pas pour donner un intérêt immense de curiosité au précieux ouvrage où se rencontrent de telles révélations de la sagesse antique et de telles justifications anticipées de l'expérience moderne ? »

M. Villemain a raison. On remarquera pourtant que dans cette conception du gouvernement représentatif, si curieuse par sa date et par sa précision, la forme la meilleure de la représentation politique n'est pas définie. Les anciens, comme l'a dit Montesquieu, ne connaissaient pas le système de délégation de l'autorité populaire à un corps législatif composé de ses représentants. La nation tout entière intervenait directement dans la conduite des affaires et dans la création des lois, et Montesquieu signale avec sagacité cette universalité du droit de suffrage dans Rome agrandie par les conquêtes, comme une des causes les plus puissantes et les plus promptes de sa décadence'.

M. Villemain ne dissimule pas qu'en traçant une si séduisante peinture du meilleur gouvernement, Cicéron ne reproduisait pas exactement l'image de la constitution romaine. Comme il sentait le vice capital de la république, cette domination croissante de la multitude, toujours prête à passer de la liberté à la servilité et à provoquer par l'anarchie l'usurpation du despotisme, Cicéron remontait vers le passé pour y trouver un plus parfait modèle, et, dans cette interprétation flattée de l'ancienne constitution romaine, il cherchait à remplacer par l'équilibre des corps politiques le pouvoir modérateur dont la république avait

1. Grandeur et Décadence des Romains, chap. IX.

toujours manqué. M. Villemain estime que c'est l'imperfection des croyances religieuses qui empêchait le monde païen d'entrer en possession de cet élément modérateur et conservateur; « que le pouvoir n'ayant pas de consécration, il n'y avait pas d'autorité moralement obligatoire qui le rendît inviolable en lui ordonnant d'être juste; tandis que la régénération chrétienne a donné à la puissance une autre base que la force et le nombre; que le christianisme bien compris favorise ce beau système politique qui concilie le mouvement et la stabilité, et qui, sous l'abri d'un pouvoir inviolable, perpétuel, établit des pouvoirs électifs et des droits populaires. » Idée pleine d'élévation et vraiment religieuse, à laquelle on serait heureux de s'associer, si l'histoire moderne ne nous avait appris qu'une religion, si puissante qu'elle soit, a moins d'influence sur la vie des peuples que leur caractère même; que les croyances les moins parfaites peuvent être salutaires et les excellentes funestes, selon l'usage qu'elles font de leur autorité ; que le christianisme, si favorable à la liberté par ses principes, a trop souvent en Europe, par la main de représentants infidèles à son esprit, couvert de son alliance et soutenu de son appui les gouvernements les plus absolus; enfin que, tout en consacrant le pouvoir, tout en lui ordonnant d'être juste, tout en lui donnant une autre base que la force et le nombre, il n'a empêché ni les violations du droit, ni les crimes d'État, ni les révolutions, ni la tyrannie de la multitude, ni le despotisme d'un seul, aucune des calamités politiques de la païenne antiquité.

C'est plutôt, ce me semble, à l'imperfection des institutions politiques de Rome qu'à celle de ses croyances religieuses qu'il convient d'attribuer, avec Montesquieu, la chute de la liberté romaine et la dictature de César. Quand Cicéron s'efforçait, dans les plus belles pages de son livre, de conjurer par ses vœux et par ses théories les dangers.

dont l'instabilité du pouvoir et la division des partis menaçaient la république, il ne prévoyait pas qu'elle allait succomber sous l'ambition d'un grand homme.

Dans quelques lignes de son traité, il avait tracé par la bouche de Scipion le portrait du grand citoyen, gardien de la liberté et protecteur de la patrie. Quand César eut remporté sa facile victoire sur les faibles défenseurs de la république, Cicéron, écrivant à son ami Atticus, lui rappelait ce portrait qu'Atticus avait admiré: « Jamais, disait-il avec un regret patriotique, Pompée ne se l'est proposé pour modèle. C'est qu'il cherchait non pas à maintenir dans Rome un gouvernement heureux et sage, mais à se rendre le maître, comme son rival César. Toujours complaisant pour lui-même, Cicéron n'oubliait pas d'ajouter: «< Vous n'aviez pas à chercher bien loin pour rencontrer la personne dont j'avais reproduit les traits. » Respectable erreur d'un noble esprit, qui oubliait qu'à former le grand citoyen qu'il avait défini, ni les hautes facultés ne suffisent, ni la droiture de la conscience, mais qu'il y faut encore la force du caractère et la hardiesse de l'action. Ce qui a manqué justement à la gloire de Cicéron et au bonheur de Rome, c'est qu'il a été l'original du portrait qu'il avait tracé1.

Quel malheur qu'un si beau livre, rempli de vues si élevées, animé d'un sentiment si profond de la liberté politique et tout brillant du feu de l'éloquence, ne nous soit parvenu qu'en débris! Tel que nous le possédons, sans doute il a pour nous l'attrait de ces statues mutilées de la Grèce, dont les blessures rendent plus touchantes la grâce et la beauté. Mais nos regrets redoublent au souvenir de l'affection et du respect que Cicéron éprouvait pour son livre, et dont les témoignages éclatent dans sa conduite comme dans ses écrits. L'image de la justice, telle qu'il

1. Cicéron, Lettres à Atticus, I, 8, t. II.

l'avait dépeinte, il la vénérait dans son propre ouvrage avec une sorte de religion, et tournant vers elle ses yeux, comme pour s'en inspirer, quand il avait à prendre une résolution forte: «Se plaigne de moi qui voudra, répétait-il à Atticus, en refusant de seconder les exactions de Brutus; je m'y résignerai si la justice est de mon côté, maintenant surtout que je viens de me lier par ces six livres de la République, que je me réjouis de savoir si fort approuvés de vous. >> • Précieuse naïveté d'un grand homme! s'écrie M. Villemain. Admirable Cicéron, en qui la vanité même tourne au profit du devoir et de la vertu! Que tous les hommes puissants n'ont-ils ainsi composé des livres, afin de se croire à jamais liés au bien et invinciblement forcés à la justice, à la modération! »

Il serait superflu de louer la traduction de M. Villemain, regardée depuis plus de trente ans comme un des modèles de l'art de traduire. On y sent d'un bout à l'autre le souffle de cet enthousiasme que l'auteur nous dit avoir ressenti quand on lui envoyait de Rome les feuilles du chef-d'œuvre à mesure qu'elles étaient enlevées au précieux palimpseste. C'est M. Villemain en effet qui le premier a fait connaître en France les admirables ruines tardivement découvertes en Italie; c'est lui qui a le premier attaché son nom au monument ressucité, et il a pu se comparer avec grâce à cet artiste d'Athènes qui, ayant travaillé à la statue de Minerve, eut le privilége de graver son nom sur le bouclier de la déesse. Mais de tels priviléges n'appartiennent qu'aux grands artistes, et, pour être digne d'inscrire son nom sur le bouclier de Minerve ou sur un chef-d'œuvre de Cicéron, il faut être Phidias ou M. Villemain.

(Journal des Débats.)

ÉTUDE SUR HORACE1.

Je me propose d'étudier dans Horace l'homme et l'écrivain, et dans l'écrivain le poëte lyrique, le satirique, le moraliste surtout: car, sous les formes variées des œuvres d'Horace, il y a partout le même fond de morale, qui nous explique mieux que tout le reste le caractère et le génie du poëte. Commençons par ses œuvres lyriques.

Il est heureux que, pour étudier et traduire les hommes, il ne soit pas nécessaire de définir les choses: s'il avait fallu définir la poésie lyrique, Horace n'aurait pas été cent fois traduit, et je n'essayerais pas, en l'étudiant, de répéter ici ce qui a été dit cent fois avant moi. La poésie lyrique est une de ces choses qu'on ne croit pas avoir besoin d'expliquer, quoiqu'elle serve à désigner les œuvres les plus différentes. Elle est comme le rendez-vous des esprits les plus opposés sur tous les points de l'espace, à tous les moments de l'histoire, malgré les plus grandes diversités de mœurs, de religion, de gouvernement. Comme le Panthéon antique, c'est un temple aux cent portes, ouvert à tous les hommes dont l'imagination a régné sur le monde, aux prophètes hébreux comme aux élégiaques païens, aux chansons d'Anacréon comme aux hymnes du christianisme, aux poésies sacerdotales qui fondent les religions comme aux poésies panthéistes qui les détruisent, aux lyriques législateurs comme aux lyri

1. La première moitié de cette étude avait paru en 1850, à la tête de la traduction en vers des œuvres lyriques d'Horace, par M. Anquetil. Elle fut complétée plus tard par l'auteur et placée, sous cette forme définitive, à la tête d'une traduction des oeuvres complètes d'Horace, empruntée à la collection Panckoucke, et publiée par MM. Garnier frères en 1856.

(Note de l'éditeur.)

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