Page images
PDF
EPUB

et de l'Assemblée nationale, qu'il fait plus loin, se trouve déjà dans le Ver rongeur, et qu'il nous oblige ainsi à lire son livre deux fois. Nous ne nous en plaignons pas. Dans le passage recommandé, saint Augustin se reproche amèrement d'avoir pleuré autrefois sur les infortunes de Didon, et d'avoir donné à des fictions des larmes qu'il aurait dû verser pour ses péchés. « J'ai appris à pleurer Didon qui s'est tuée pour avoir trop aimé; et moi-même, trouvant la mort en lisant ces coupables folies, je n'avais pour moi aucune larme dans les yeux. » Mais c'est là un passage des Confessions, c'est-à-dire du livre où, dans son ardent repentir de ses fautes passés, saint Augustin étend ses rigueurs jusqu'aux actions innocentes. Il faut distinguer plusieurs hommes dans saint Augustin: l'homme de sentiment et l'homme de système. Au souvenir des erreurs de sa jeunesse, l'homme de sentiment s'exalte, et condamne jusqu'à sa pitié pour Didon, comme, en présence des hérésies de son temps, l'homme de système, exagérant lui-même sa propre pensée, ne reconnaît dans les vertus des infidèles que des vices, et dans leurs actions les plus pures que de véritables péchés. M. Gaume le sait on a soulevé il y a longtemps, à propos de saint Augustin et de ses idées sur les païens au point de vue de l'orthodoxie, une question analogue à celle que nous traitons en ce moment au point de vue littéraire. Qu'est-il arrivé ? C'est que Michel Baïus, qui avait pris à la lettre l'exagération de saint Augustin, et dont la trente-cinquième proposition portait que toutes les œuvres des païens n'étaient que des péchés, et les vertus des anciens philosophes que des vices, fut condamnée par les bulles des papes Pie V et Grégoire XIII. Ainsi, l'Eglise a déterminé elle-même ce qu'on doit penser sur cette grave question; l'Église a condamné les descendants de Baïus, ainsi que Baïus lui-même. Ainsi, M. l'abbé d'Alzon, qui a soutenu que la morale des païens n'est qu'un

amas de vains mols, quand elle n'est pas la source de tout vice; et M. Roux-Lavergne, qui trouve la proposition vraie dans toute sa rigueur, tombent sous le coup des bulles de Pie V et de Grégoire XIII. C'est là le cas de répéter avec M. Gaume: • Courbez la tête, messieurs! »

[ocr errors]

Mais revenons à saint Augustin. Quelle est son opinion dans les moments où ni la ferveur de la contrition ni l'esprit de système ne font dévier sa pensée? Après cette crise mémorable de repentir et de foi, comme dit admirablement M. Villemain, saint Augustin, déjà converti, fait encore à la raison, à la science, à la philosophie, leur place légitime à côté de l'autorité et de la foi. « Deux forces, dit-il, concourent à nous instruire l'autorité et la raison." Parmi les auxiliaires qui peuvent développer une de ces forces, il met au premier rang Platon, qu'il appelle la voix la plus pure et la plus éclatante de la philosophie, et il ajoute ces paroles significatives: « J'ai l'assurance de trouver chez les platoniciens bien des choses qui ne répugnent pas à nos dogmes. » (Saint Augustin, Op., t. I, p. 294.)

:

Dans le dialogue de la Vie heureuse, il loue sa mère. d'avoir exprimé, sans le savoir, la pensée du philosophe qu'il avait tant aimé, et qu'il aime encore, de l'auteur d'Hortensius, de Cicéron. Dans le livre de l'Ordre, quels sont les préliminaires de la religion, comme dit encore M. Villemain, qu'il croit indispensables à l'homme? Ce sont toutes les connaissances où apparaît la raison, langues, calcul, histoire, dialectique, éloquence, musique, poésie; enfin c'est la philosophie, c'est-à-dire l'étude des grands problèmes du monde et de l'humanité; et il ajoute, pour résumer sa pensée : C'est par le secours de tous les arts Zibéraux, enfin, que l'esprit s'approchera de l'idée de Dieu. (Saint Augustin, Op., t. I, p. 348.) Comment donc résoudre ces contradictions? Comment expliquer que le même

homme qui, déjà converti, cherche dans l'éloquence, dans la poésie, dans la philosophie, une suite de degrés pour monter jusqu'à Dieu, se reproche en versant des larmes d'avoir été séduit par l'éloquence, ému par la poésie? En faisant la part des rigueurs excessives du repentir. Dans sa confession publique, dans sa pénitence, saint Augustin ne distinguait pas entre ses péchés ; il ne voyait dans sa vie passée que deux parts, tout ce qui se rapportait à Dieu, tout ce qui ne s'y rapportait point; et à force de larmes il voulait effacer la dernière. Il oubliait que souvent, en vue de Dieu lui-même, on peut faire des choses mauvaises, et que d'autres qui ne se rapportent pas à Dieu peuvent être innocentes. Il ne s'accusait pas d'avoir approuvé les amendes et les emprisonnements dont on frappait les donatistes pour les convertir, et d'avoir vanté les édits qui imposaient les conversions: il s'accusait d'avoir pleuré sur Didon abandonnée.

Une autre explication, et nous l'admettons encore, c'est celle du P. Thomassin, dans sa Méthode pour étudier les poëtes. Il rappelle que saint Augustin lui-même s'élève avec énergie contre l'édit de Julien, et le compare à la persécution de Néron. Comment concilier de semblables paroles, dit-il, avec le premier livre des Confessions? C'est que saint Augustin blâme, non pas l'enseignement des lettres païennes en soi-même, mais le caractère peu chrétien de cet enseignement. Le P. Thomassin a raison. Du reste, entre les deux explications, M. l'abbé Gaume choisira.

4° Nous avions dit qu'il ne faut pas se montrer si rigoureux contre l'emploi des expressions mythologiques, et rappelé que saint Pierre avait parlé du Tartare, et Job du Cocyte. M. Gaume nous répond que s'ils paraissent se servir de ce langage profane, ce n'est pas leur faute. Saint Pierre, dit-il, emploie le mot dont il se sert comme il aurait

[ocr errors]

employé tout autre mot de la langue vulgaire. » C'est une médiocre raison. « Quant à Job, le texte hébreu porte les sables du torrent. Le Cocyte est le fait du traducteur. Non pas seulement du traducteur, s'il vous plaît, mais aussi de l'Église, qui était bien libre de rejeter l'expression, et qui l'a consacrée en l'adoptant. D'ailleurs, même quand elle ne traduit pas, l'Église, bien moins sévère que M. Gaume, ne se fait pas un scrupule de se servir, dans les cérémonies saintes, de la langue du paganisme; elle pense apparemment que l'usage qu'elle en fait la purifie. Elle chante, et, malgré les avertissements du Ver rongeur, elle continuera, nous le pensons, à chanter sans remords, dans le Vexilla: Prædamque tulit Tartari; et dans l'hymne du second dimanche de Pâques, Prædam retrudit Tartaro. Ce ne sont pourtant pas là des traductions. Du reste, nous le répétons, M. Gaume attache beaucoup trop d'importance à cet emploi des termes païens; il pousse ce genre d'excès jusqu'à la fantaisie. Veut-on savoir jusqu'à quelle profondeur le paganisme a pénétré dans les mœurs publiques? « Il suffit, dit M. Gaume, d'un simple rapprochement dont la haute signification ne saurait être contestée. » Et il rapproche les noms des vaisseaux européens à trois siècles de distance: en 1571, les navires des grandes puissances de l'Europe se trouvaient réunis dans le golfe de Lépante; il y en avait deux cent quatre deux seuls portaient des noms païens, Diane et la Sirène. (Il est vrai qu'il y en avait plusieurs appelés la Cigogne, la Lune, le Grifsson, la Bátarde de Négroni, ce qui n'est ni païen ni chrétien.) En 1846, sur trois cent soixante et onze vaisseaux français, pas un seul ne porte un nom de saint. Et M. Gaume conclut : « Ce rapprochement exprime les idées dominantes d'un peuple, comme le thermomètre est l'indicateur fidèle des degrés de la température. » Si M. Gaume était moins grave, on croirait qu'il veut simplement s'égayer aux dépens de la marine

française. Sommes-nous moins bons chrétiens en 1852 qu'en 1571, parce que la Pandore ne s'appelle pas le Saint-Jérôme, et le Jupiter la Sainte-Dorothée? Ce qui inspire des sentiments païens, ce n'est pas l'emploi des mots païens, pas plus que l'usage des mots chrétiens ne rend chrétien. Si un peuple est païen, dit M. Gaume, sa langue sera païenne. Et comme, selon lui, le paganisme découle naturellement de l'enseignement classique, il est forcé de reconnaître que le xvir siècle est païen. Sa langue est donc païenne, de l'aveu même de M. Gaume. Qu'il nous dise en quoi consiste le paganisme de la langue de Pascal, de Bossuet, de Bourdaloue, de Fléchier, de Massillon, et nous nous rendrons à son argument de mythologie maritime.

«

5o M. Gaume ne conteste pas l'amélioration morale que les nouvelles éditions universitaires ont introduite dans les textes des auteurs païens; mais il nous demande si nous oserions expliquer le sens précis de tel vers de Virgile, d'Homère, de Pindare, ou de tel autre classique expurgé. A l'appui de ses doutes, il cite deux articles, l'un du Messager de l'Assemblée, qui signale un morceau d'Euripide fort scandaleux, qu'on explique, dit-il, en rhétorique; l'autre de l'Assemblée nationale, qui appelle l'indignation publique sur le Conciones, cette école de l'émeute, de l'adultère, du vol, du suicide, de l'impiété. » Comme M. Gaume ne nous indique pas de quel morceau d'Euripide il s'agit, et que nous n'avons pas la collection du Messager sous la main, nous sommes dispensé de lui répondre; seulement, nous osons affirmer a priori qu'il a été choisi précisément dans une des tragédies d'Euripide qu'on n'explique pas. Quant au Conciones, si l'on admet qu'il est l'école de toutes les belles choses qu'énumère M. Gaume, ce qui est faux, purement et simplement, il faut reconnaître qu'il existe une école bien plus complète

« PreviousContinue »