Page images
PDF
EPUB

ployer le mot propre à mon tour; la grâce d'Homère, ses images fraîches et brillantes, s'éteignent dans le langage prosaïque et décoloré de M. Ponsard. M. Ponsard a fait une œuvre indigne de lui: il a été puni de son idolâtrie pour Homère, comme La Motte de son dédain; parce qu'avec des sentiments et des intentions contraires, ils ont fait exactement la même chose, un faux Homère; l'un par infidélité, l'autre par servilité. La Motte a composé une ode où Homère le remercie; M. Ponsard, qui est plus modeste, devrait en écrire une pour lui demander pardon; car Homère a plus à se plaindre de lui que lui d'Homère; et M. Ponsard, quand il ne fait pas d'esthétique, est un écrivain d'un assez grand talent, un admirateur assez éclairé des anciens, pour que ses lecteurs regrettent de le voir en délicatesse avec eux. (Revue de l'Instruction publique, 6 janvier 1853.)

OEUVRES COMPLÈTES D'HOMÈRE,

traduites en vers par M. Bignan.

La traduction de M. Bignan n'est pas seulement une œuvre littéraire; c'est, pour ainsi parler, un acte de courage civil. Dans un temps où les anciens ne sont guère en faveur que lorsqu'on les travestit à la mode du jour, où l'on n'est plus académicien simplement pour avoir traduit l'Iliade, comme autrefois M. Aignan, mais où il faut au moins l'avoir rajeunie, comme M. Ponsard, pour prétendre à l'Académie, c'est faire œuvre d'intrépidité que de traduire Homère fidèlement, correctement, en érudit encore plus qu'en poëte, sans faire de sacrifices au néo-hellénisme de notre temps. Encore cet heureux M. Aignan n'avait mis en vers français

que l'Iliade. M. Bignan a traduit non-seulement l'Iliade, mais l'Odyssée; non-seulement l'Odyssée, mais la Batrachomyomachie; non-seulement la Batrachomyomachie, mais les Hymnes, les Épigrammes, et les fragments des poëmes cycliques, et mêmes les vers épars et isolés comme celui-ci :

Les Cercopes étaient et fourbes et menteurs.

Évaluer à cinquante mille le nombre des alexandrins contenus dans ces deux volumes, c'est rester, je crois, au-dessous du chiffre réel. Cinquante mille alexandrins de facture classique, d'allure correcte, de style pur, voilà le beau présent que M. Bignan, grand prêtre d'Homère, vient offrir au public. Comme il est homme d'esprit, il ne s'est fait aucune illusion, et je ne serais pas surpris qu'il se fût mentalement comparé au prêtre d'Apollon qu'on voit si mal reçu par le roi des rois au premier livre de l'Iliade. J'espère, toutefois, que le public sera plus bienveillant qu'Agamemnon, et n'enverra pas M. Bignan errer solitaire le long du rivage, son Iliade en main :

[merged small][ocr errors]

Ce serait trop d'ingratitude; et, comme une œuvre si gigantesque et si désintéressée est digne de tous les respects, je saisis avec empressement l'occasion d'en parler à nos lecteurs.

Avant d'examiner les traductions de M. Bignan, je voudrais dire quelques mots sur les Réflexions dont il fait précéder les deux poëmes. Il y défend l'authenticité d'Homère, il y juge l'Iliade et l'Odyssée, il en signale les caractères divers. M. Bignan, qui croit à Homère et qui n'est pas chorizonte, a néanmoins très-nettement saisi et marqué les différences qui séparent l'Iliade de l'Odyssée. Il y a même cherché une différence de but qui, selon moi, n'existe pas.

Je conçois qu'Horace, indiquant les leçons de morale que les sages purent tirer d'Homère, n'omette pas celle-ci :

Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi.

Mais Homère, ce philosophe plus profond que Chrysippe et Crantor, est un peu philosophe sans le savoir; et dire qu'il a voulu prouver dans l'Iliade que les peuples sont toujours victimes des fautes des rois, et dans l'Odyssée qu'un homme courageux et prudent, soutenu par la protection céleste, finit par triompher du malheur, c'est faire de l'épopée, comme le P. Le Bossu, un apologue de grande dimension, où l'action et les personnages sont subordonnés à la moralité. Je reprocherais volontiers aussi à M. Bignan d'avoir découvert dans Homère une politique déterminée, comme il y découvre un but moral bien défini. J'admets qu'Homère était Ionien pour beaucoup de raisons, et notamment pour celle-ci, qu'a très-bien indiquée Voltaire : l'abondance de métaphores et de peintures dans le style oriental. L'Iliade et l'Odyssée sont pleines de ces images, et c'est ce qui faisait dire au sculpteur Bouchardon : « Lorsque j'ai lu Homère, j'ai cru avoir vingt pieds de haut. » Mais de ce qu'Homère était Ionien, faut-il en conclure qu'il a cherché à détruire l'influence de l'ancien sacerdoce, qui avait apporté de l'Orient dans la Grèce le symbole et le fatalisme, ces deux éléments de la théocratie? doit-on voir dans Homère le premier représentant du génie progressif des Hellènes luttant contre l'immobilité des doctrines orientales? C'est déjà beaucoup de trouver en lui un philosophe, n'y cherchons pas un politique; le mieux, c'est de n'y chercher que le poëte. Je ne sais si le poëte était ennemi du fatalisme, mais il ne pouvait l'être des symboles; et la preuve, c'est que M. Bignan s'attache à expliquer ses allégories. Peut-être même, quoiqu'il évite tout excès dans ses interprétations, prend-il pour des allégories volontaires d'Homère ce qui

n'était chez lui que le récit crédule et naïf d'une tradition. Je ne suis pas convaincu qu'Homère n'ait pas cru aux Sirènes et à Circé, et qu'en racontant les aventures d'Ulysse, il ait fait des apologues dont Horace expose la moralité :

Sirenum voces et Circes pocula nosti.

Les moralistes aiment à retrouver la morale partout: Horace a cherché la morale dans Homère, et il l'a trouvée; elle y est à chaque page, mais involontaire, et non préméditée. Homère n'a pas de plan arrêté, son merveilleux n'est pas un système ingénieux d'allégories destinées à revêtir un enseignement moral. Homère n'est pas un pédagogue : c'est chez les modernes que les poëtes se sont faits les précepteurs du genre humain; peut-être Homère l'est-il, mais c'est précisément parce qu'il n'a pas voulu l'être, et que chez lui la sagesse se découvre sans s'afficher, sans s'imposer à personne. Homère ne tient pas école de philosophie, comme le pensent ceux qui ont mal compris la seconde épître d'Horace; Homère ne tient pas école de vertu, comme voulait le prouver saint Basile, d'après l'exemple d'Ulysse paraissant devant Nausicaa, nu, mais sans confusion, «< parce que le poëte l'avait représenté orné de vertus en place de vêtements. » Son merveilleux n'est si poétique, si terrible tour à tour et si charmant, que parce qu'il est naïf. L'auditeur le plus crédule peut-être de ses propres chants, c'est Homère lui-même. M. Bignan parle trop souvent des fictions du poëte. Je tiens pour certain, malgré tout le respect que m'inspire son opinion, qu'en racontant l'histoire des vents échappés de l'outre d'Éole, Homère n'a pas prétendu avertir officieusement les libres penseurs « qu'il est dangereux de pénétrer le mystère de certaines choses. » Ces réserves faites, je n'ai plus qu'à louer la double appréciation que nous donne M. Bignan de l'Iliade et de l'Odyssée. Il indique les particularités remarquables qu'on peut en tirer sur les

usages et les mœurs des anciens, avec beaucoup de finesse, quelquefois même avec un peu de minutie; car ce qu'on cherche dans Homère, ce n'est pas précisément des détails « sur l'éternument, considéré comme un favorable augure. Il juge à merveille le caractère des hommes et des dieux le portrait qu'il trace d'Ulysse est éloquent, quelquefois même un peu trop oratoire. On pourrait parler de sa fidélité à Pénelope, sans dire « qu'il refuse les séduisantes promesses de Circé, dans l'espoir de retrouver les chastes. plaisirs de la couche conjugale.» Je crains aussi qu'il n'estime trop Ulysse. Mme Dacier, a dit Voltaire, admirait tant Homère, qu'elle donnait envie de le trouver en défaut. M. Bignan estime si fort Ulysse, qu'il donne envie de médire du héros. « S'il a parfois recours aux artifices de l'éloquence et au mensonge pour tromper les hommes, sincère adorateur des dieux, toujours, dans son humble piété, il leur attribue l'honneur de la victoire. » En bon français, cela signifie qu'Ulysse est parfois un fourbe, mais pour la plus grande gloire de Jupiter. M. Bignan l'excuse par la direction d'intention. Voilà un Ulysse quelque peu moliniste. Le vrai Ulysse, celui d'Homère, cet homme « souvent faible et abattu dans ses paroles, ferme et indomptable dans ses actions, celui qu'a si bien peint M. Saint-Marc Girardin dans son cours de littérature dramatique; le vrai Ulysse n'a pas parfois recours aux artifices de l'éloquence et au mensonge; il est bel et bien fourbe, comme il est prudent; il est fécond en ruses, en perfidies, comme en sages conseils; il respecte les dieux, mais il trompe les hommes sans scrupule, hardiment, effrontément, comme il convient à un homme des temps héroïques, c'est-à-dire barbares, qui doit se défendre contre mille dangers, et a l'obligation d'être le plus habile quand il n'est pas le plus fort. Le protégé de Minerve est vertueux, je le veux bien; mais il n'a que la vertu de son temps, et cette vertu-là, dans une so

D

« PreviousContinue »