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SAINT TRESAIN D'AVENAY

par M. L. PARIS, Bibliothécaire.

HISTOIRE DE SON ÉGLISE.

On n'est pas encore bien d'accord aujourd'hui sur les raisons qui ont fait donner à la première capitale du monde le nom de Rome. De plus grandes incertitudes entourent le berceau de notre superbe Paris, et l'on en est encore à savoir si Durocort n'est pas l'une des premières cités qu'aient fondées les enfants de Sem, Cham et Japhet. On pourra donc pardonner à Avenay les nuages qui environnent son origine : elle se perd dans la nuit des temps. Aussi, loin de suivre la marche de certains de nos chroniqueurs qui firent voyager le frère de Romulus en Champagne pour y fonder notre ville de Reims, je mets le fondateur de mon modeste village au nombre des dieux inconnus auxquels les Romains avaient élevé un temple.

Saint Trésain d'Avenay était contemporain de saint Remi, l'apôtre des Français, etvivait par conséquent du cinquième au sixième siècle. Flodoard se

borne à dire de lui qu'il était frère de saint Gibrien, de saint Hélain, et que venus d'Hibernie (Ecosse), en pèlerinage au pays de saint Sixte et de saint Memie, ils s'établirent tous deux et quatre autres de leurs frères, saint Véran, saint Atran, saint Germain et saint Petran, chacun en divers endroits sur les côtes de la rivière de Marne.

La légende de saint Trésain, publiée à diverses reprises et insérée dans la collection des Bollandistes, nous donne sur le patron d'Avenay les notions suivantes :

Trésain, après avoir distribué ce qu'il possédait aux pauvres nécessiteux, réduit lui-même par suite de son indigence à la condition servile, se fit porcher, meneur de bestiaux. Il gardait les pourceaux en la plaine de Mutigny, village situé sur le sommet de la montagne qui domine Ay, Mareuil et Avenay. Un jour, les vignerons d'Ay, avertis que saint Remi se trouvait en un village voisin, à Ville-en-Selve, s'en vinrent le trouver et accusèrent l'Écossais d'un grand crime. Il avait négligé la surveillance de son troupeau, et à plusieurs reprises, ses pourceaux avaient dévasté les vignes de la côte, ce qui causait un notable préjudice à la communauté d'Ay.

Sommé de comparaître, le pauvre pâtre se justifia facilement près de son évêque. Il avoua humblement qu'idiot et peu savant, et désireux qu'il était de s'instruire, il lui était arrivé de perdre de vue son bercail aux heures du service divin, car alors il allait à la porte de l'église écouter et recueillir la parole du prêtre et l'enseignement sacré. Saint Remi connut la simplicité de cœur de Trésain, il agréa ses excuses et congédia ses accusateurs. Puis le pauvre pâtre ayant grandi en vertu et en doctrine, Génebaud, évêque de

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Laon, dont il était favorablement connu, le recommanda lui-même à saint Remi, qui le pourvut des ordres et lui confia la cure de Mareuil, dont l'église, dès ce temps était dédiée à saint Hilaire, évêque de Poitiers; puis il y ajouta pour succursale l'église de Mutigny, dédiée à saint Martin de Tours.

La légende ajoute à ces notions quelques détails qui ne sont pas sans intérêt pour l'histoire locale. « Après avoir reçu l'absolution du crime dont l'avoient accusé les propriétaires d'Ay, Trésain, ramassant son troupeau, et le reconduisant aux maisons de ceux à qui il appartenoit, s'arrêta en un lieu, qui cejourd'hui encore, est appelé le mont Saint-Trésain; et regardant les maisons de ses dénonciateurs, il dit: Vous qui m'avez méchamment accusé auprès du grand prêtre de Dieu, après trente ans, ne profiterez jamais en biens séculiers et temporels. Dieu donc, ajoute le livre, voulant monstrer au peuple qu'il a exaucé l'oraison de son serviteur, il l'a accompli en cet endroit car encore jusqu'à cejourd'hui, après que ces accusateurs envieux ont passé trente ans, le plus souvent tombent en grande nécessité, indigence et povreté. »

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Les traditions populaires témoignent que l'anathème vengeur reçut longtemps son effet, et de cette opinion date vraisemblablement l'animosité naguère proverbiale des gens d'Ay contre ceux d'Avenay, qui n'ont pas craint de faire Trésain leur patron. Il est certain que la prospérité commerciale du pays d'Ay ne remonte pas à une époque bien reculée. Depuis longtemps le pétillant mousseux jaillit à flots des fertiles mamelles dont Ay s'énorgueillit, mais l'industrie qui fait son opulence actuelle n'a pris son immense déve

loppement que depuis peu. Avant la Révolution certains produits des vignobles voisins soutenaient avantageusement la concurrence: les vendangeoirs du seigneur de Mareuil, de l'abbesse d'Avenay, étaient tout aussi renommés que les meilleurs d'Ay. Comme dans toutes les localités rapprochées et dont l'importance sociale est balancée, des procès, des contestations perpétuaient de race en race des sentiments de jalousie et de haine entre les habitants de ces trois localités. Ces haines se manifestaient en toute occasion, à l'époque du carnaval, aux rogations, aux vendanges et surtout aux fêtes patronales. Aux provocations, aux lazzis injurieux, succédaient les luttes que parfois la maréchaussée pouvait seule comprimer. Des dictons populaires résumaient cette haine : Ay était le pays des vignerons enrichis;- Mareuil avec son sol fertile, son site agréable et ses traditions aristocratiques, celui des personnes comme il faut ;-Avenay perdu dans la vallée, et longtemps inabordable à cause de ses mauvais chemins, restait la demeure des paysans. Une façon de parler proverbiale, mise à la mode sans doute par les habitants de Mareuil, établissait ainsi la démarcation des trois localités : on disait généralement : « Les gens d'Ay, les messieurs de Mareuil, et les paysans d'Avenay. Mais les rancunes des gens d'Ay avaient pour ces derniers modifié le dicton de la façon la plus injurieuse; et tout en passant condamnation sur le titre que leur imposait la voix publique, ils le modifiaient ainsi : « Les gens d'Ay, les messieurs de Mareuil et les culs « crottés d'Avenay. »

Voilà le dicton populaire dans toute son outrageaute crudité pour les habitants d'Avenay. Il ne faut pas que

ces dernières expressions d'un état de société qui n'est plus, se perdent tout-à-fait : elles marquent les distinctions sociales qui, à la longue, s'établissent dans l'esprit des peuples.

Comme nous l'avons dit, ces divisions instinctives remontaient haut dans l'histoire; le souvenir de saint Trésain y était certainement pour quelque chose. Ay ne pouvait s'affranchir de l'anathème que le saint personnage avait fulminé contre ses habitants : c'est à cette circonstance, suivant la croyance populaire, qu'il faut attribuer la chute d'Ay dans le schisme de la huguenoterie. Car, bien qu'au xvre siècle, les trois plus grands princes de la catholicité Léon X, François Ier et Charles-Quint, tinssent, dit-on, à orgueil de posséder un bout de vigne à Ay, ce pays fut l'un des rares endroits de la Champagne où l'hérésie de Calvin fit quelques prosélytes. Le mépris des gens d'Ay pour la foi antique parut aux habitants d'Avenay une nouvelle conséquence de la malédiction de saint Trésain, aussi la haine populaire s'exhala-t-elle de nouveau.Nous en avons la preuve dans cette vieille chanson, qui porte l'empreinte d'une profonde aversion des habitants d'Avenay contre ceux d'Ay :

Parpaillot d'Ay

T'es bien misérable
T'as quitté ton Di

Pour servir le diable!

Tu n'auras ni chien ni chat

Pour te chanter libera,

Et tu mourras mau-chrétien

Toi qu'a maudit saint Trésain.

La révocation de l'édit de Nantes porta un coup mortel à la huguenoterie d'Ay: le prêche fut fermé,

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