Page images
PDF
EPUB

C'est pourquoi il faut supposer, à l'égard des hyperboles, ce que nous avons dit pour toutes les figures en général, que celles-là sont les meilleures qui sont entièrement cachées, et qu'on ne prend point pour des hyperboles. Pour cela donc il faut avoir soin que ce soit toujours la passion qui les fasse produire au milieu de quelque grande circonstance, comme, par exemple, l'hyperbole de Thucydide, à propos des Athéniens qui périrent dans la Sicile : « Les Siciliens étant descendus en ce

lieu, ils y firent un grand carnage de ceux sur« tout qui s'étoient jetés dans le fleuve. L'eau fut en << un moment corrompue du sang de ces misérables; et néanmoins, toute bourbeuse et toute sanglante qu'elle étoit, ils se battoient pour en « boire (1).

"

[ocr errors]

Il est assez peu croyable que des hommes boivent du sang et de la boue, et se battent même pour en boire; et toutefois la grandeur de la passion, au milieu de cette étrange circonstance, ne laisse pas de donner une apparence de raison à la chose. Il en est de même de ce que dit Hérodote de ces Lacédémoniens qui combattirent au pas des Thermopyles: « Ils se défendirent encore quelque temps en « ce lieu avec les armes qui leur restoient, et avec

se laissa mourir de faim, en apprenant la défaite des Athéniens par Philippe à la bataille de Chéronée.

(1) Liv. VII, page 555, édit. de H. Étienne. (Despréaux.)

« les mains et les dents; jusqu'à ce que les barbares, << tirant toujours, les eussent comme ensevelis sous <«< leurs traits (1). » Que dites-vous de cette hyperbole? Quelle apparence que des hommes se défendent avec les mains et les dents contre des gens armés, et que tant de personnes soient ensevelies sous les traits de leurs ennemis? Cela ne laisse pas néanmoins d'avoir de la vraisemblance, parceque la chose ne semble pas recherchée pour l'hyperbole, mais que l'hyperbole semble naître du sujet même. En effet, pour ne me point départir de ce que j'ai dit, un remède infaillible pour empêcher que les hardiesses ne choquent, c'est de ne les employer que dans la passion, et aux endroits à peu près qui semblent les demander. Cela est si vrai que dans le comique on dit des choses qui sont absurdes d'elles-mêmes, et qui ne laissent pas toutefois de passer pour vraisemblables, à cause qu'elles émeuvent la passion, je veux dire qu'elles excitent

*

(1) Liv. VII, page 458, édit. de Francfort. ( Despréaux.) Ce passage est l'un de ceux où Dacier a le plus exercé son érudition contre le traducteur de Longin: il est à propos de lui opposer le témoignage de Larcher. « Boileau,

[ocr errors]

dit-il, a très bien rendu cet endroit d'Hérodote. Dacier, « dans ses notes sur la traduction de Boileau, l'a estropié. « Il fait au texte des changements qui ne sont autorisés « d'aucun manuscrit, et qui sont méme ridicules. » On peut voir de quelle manière Larcher développe sa réfutation, dans l'Histoire d'Hérodote, tome V, page 405.

à rire. En effet le rire est une passion de l'ame, causée par le plaisir. Tel est ce trait d'un poëte comique: « Il possédoit une terre à la campagne, qui « n'étoit pas plus grande qu'une épître de Lacédé« monien (1).

[ocr errors]

Au reste, on se peut servir de [a] l'hyperbole aussi bien pour diminuer les choses que pour les agrandir; car l'exagération est propre à ces deux différents effets; et le diasyrme (2), qui est une espèce d'hyperbole, n'est, à le bien prendre, que l'exagération d'une chose basse et ridicule.

CHAPITRE XXXII.

De l'arrangement des paroles.

Des cinq parties qui produisent le grand, comme nous avons supposé d'abord, il reste encore la cinquième à examiner, c'est à savoir la composition et l'arrangement des paroles; mais comme nous avons déja donné deux volumes de cette matière, où nous avons suffisamment expliqué tout ce qu'une longue spéculation nous en a pu appren

(1) Voyez Strabon, liv. I, page 36, édit. de Paris. ( Despréaux.)

[a] MM. Didot, Daunou, etc., mettent : « on peut se servir.» (2) Aixovpuds. (Despréaux.)

dre [a], nous nous contenterons de dire ici ce que nous jugeons absolument nécessaire à notre sujet, comme, par exemple, que l'harmonie n'est pas simplement un agrément que la nature a mis dans la voix de l'homme, pour persuader et pour inspirer le plaisir, mais que, dans les instruments même inanimés, c'est un moyen merveilleux pour élever le courage et pour émouvoir les passions.

Et de vrai, ne voyons-nous pas que le son des flûtes émeut l'ame de ceux qui l'écoutent, et les remplit de fureur, comme s'ils étoient hors d'euxmêmes; que, leur imprimant dans l'oreille le mouvement de sa cadence, il les contraint de la suivre, et d'y conformer en quelque sorte le mouvement de leur corps? Et non seulement le son des flûtes, mais presque tout ce qu'il y a de différents sons au monde, comme, par exemple, ceux de la lyre, font cet effet. Car, bien qu'ils ne signifient rien d'eux-mêmes, néanmoins par ces changements de tons qui s'entrechoquent les uns les autres, et par le mélange de leurs accords, souvent, comme nous voyons, ils causent à l'ame un transport et un ravissement admirable. Cependant ce ne sont que

[a] Ce passage est l'un de ceux qui ont fait présumer à M. Amati que le Traité du Sublime pouvoit être l'ouvrage de Denys d'Halicarnasse, auteur d'un Traité de l'arrangement des mots.

des images et de simples imitations de la voix, qui ne disent et ne persuadent rien, n'étant, s'il faut parler ainsi, que des sons bâtards, et non point, comme j'ai dit, des effets de la nature de l'homme. Que ne dirons-nous donc point de la composition, qui est en effet comme l'harmonie du discours, dont l'usage est naturel à l'homme; qui ne frappe pas simplement l'oreille, mais l'esprit; qui remue tout à-la-fois tant de différentes sortes de noms, de pensées, de choses, tant de beautés et d'élégances avec lesquelles notre ame a une espèce de liaison et d'affinité [a]; qui, par le mélange et la diversité des sons, insinue dans les esprits, inspire à ceux qui écoutent, les passions mêmes de l'orateur, et qui båtit sur ce sublime amas de paroles. ce grand et ce merveilleux que nous cherchons? Pouvons-nous, dis-je, nier qu'elle ne contribue beaucoup à la grandeur, à la majesté, à la magnificence du discours, et à toutes ces autres beautés qu'elle renferme en soi; et qu'ayant un empire absolu sur les esprits, elle ne puisse en tout temps les ravir et les enlever? Il y auroit de la folie à

[ocr errors]

[a] La Harpe rend ainsi cet endroit: «L'harmonie du « discours ne frappe pas seulement l'oreille, mais l'esprit; ❝elle y réveille une foule d'idées, de sentiments, d'images, « et parle de près à notre ame par le rapport des sons « avec les pensées. » ( Cours de littérature, tome Ier.)

« PreviousContinue »