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comme s'il affectoit tout exprès le désordre, et, entremêlant au milieu de son discours plusieurs choses différentes, qu'il va quelquefois chercher même hors de son sujet, il met la frayeur dans l'ame de l'auditeur, qui croit que tout ce discours va tomber, et l'intéresse malgré lui dans le péril où il pense voir l'orateur [a]. Puis tout d'un coup, et lorsqu'on ne s'y attendoit plus, disant à propos ce qu'il y avoit si long-temps qu'on cherchoit; par cette transposition également hardie [6] et dangereuse, il touche bien davantage que s'il eût gardé un ordre dans ses paroles [c]. Il y a tant d'exemples de ce que je dis, que je me dispenserai d'en rapporter.

[a] Saint-Marc pense que le commencement de cet alinéa concerne Thucydide, et que la suite, à partir de la phrase qu'on vient de lire, est relative à Démosthène. Mais il avoue que l'interprétation qu'il adopte exige, dans le texte grec, un changement qu'il n'ose pas hasarder.

[b] « également adroite et dangereuse, » (éditions de 1674, 1675.)

[c] « un ordre dans ses paroles, et il y a tant d'exemples « de ce que je dis, » ( éditions de 1674, 1675.)

CHAPITRE XIX.

Du changement de nombre.

Il n'en faut pas moins dire de ce qu'on appelle diversité de cas, collections, renversements, gradations, et de toutes ces autres figures qui, étant comme vous savez, extrêmement fortes et véhémentes, peuvent beaucoup servir par conséquent à orner le discours, et contribuent en toutes manières au grand et au pathétique. Que dirai-je des changements de cas, de temps, de personnes, de nombre, et de genre? En effet, qui ne voit combien toutes ces choses sont propres à diversifier et à ranimer l'expression? Par exemple, pour ce qui regarde le changement de nombre, ces singuliers dont la terminaison est singulière, mais qui ont pourtant, à les bien prendre, la force et la vertu des pluriels:

Aussitôt un grand peuple accourant sur le port,
Ils firent de leurs cris retentir le rivage [a].

Et ces singuliers sont d'autant plus dignes de remarque, qu'il n'y a rien quelquefois de plus ma

[a] Dans les éditions antérieures à celles de 1694, on trouve ainsi ce dernier vers:

Is firent de leurs cris retentir les rivages.

gnifique que les pluriels; car la multitude qu'ils renferment leur donne du son et de l'emphase. Tels sont ces pluriels qui sortent de la bouche d'OEdipe, dans Sophocle:

Hymen, funeste hymen, tu m'as donné la vie (1) :
Mais dans ces mêmes flancs où je fus enfermé
Tu fais rentrer ce sang dont tu m'avois formé;
Et par là tu produis et des fils et des pères,
Des frères, des maris, des femmes, et des mères,
Et tout ce que du sort la maligne fureur

Fit jamais voir au jour et de honte et d'horreur. Tous ces différents noms ne veulent dire qu'une seule personne, c'est à savoir OEdipe d'une part, et sa mère Jocaste de l'autre. Cependant, par le moyen de ce nombre ainsi répandu et multiplié en différents pluriels, il multiplie en quelque façon les infortunes d'OEdipe. C'est par un même pleonasme qu'un poëte a dit:

à

On vit les Sarpédon et les Hector paroître.

Il en faut dire autant de ce passage de Platon, propos des Athéniens, que j'ai rapporté ailleurs : « Ce ne sont point des Pélops, des Cadmus, des Égyptus, des Danaüs, ni des hommes nés bar«< bares qui demeurent avec nous. Nous sommes

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*

(1) OEdipe tyran, vers 1417. (Despréaux.) Ces vers se trouvent dans la seconde scène du cinquième acte de l'OEdipe roi.

« tous Grecs, éloignés du commerce et de la fréquentation des nations étrangères, qui ha«< bitons une même ville, etc. (1).

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En effet tous ces pluriels, ainsi ramassés ensemble, nous font concevoir une bien plus grande idée des choses; mais il faut prendre garde à ne faire cela que bien à propos et dans les endroits où il faut amplifier ou multiplier, ou exagérer, et dans la passion, c'est-à-dire quand le sujet est susceptible d'une de ces choses ou de plusieurs; car d'attacher par-tout ces cymbales [a] et ces sonnettes, cela sentiroit trop son sophiste.

(1) Platon, MENEXENUS, tome II, page 245, édition de H. Étienne. (Despréaux.)

[a] Saint-Marc ne suit pas toujours la traduction de Despréaux. Voici l'un des moindres changements qu'il s'y soit permis, et l'un des mieux motivés: « J'ai, dit-il, retranché « ces cymbales; 1o parceque Longin ne parle que de son« nettes; 2° parceque les cymbales étant des instruments « composés de deux pièces, dont on tenoit une dans chaque << main, et que l'on frappoit l'une contre l'autre en cadence, « elles n'ont aucun rapport aux sonnettes, et ne peuvent << entrer en aucune façon dans l'allusion que les paroles « de Longin renferment,

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CHAPITRE XX.

Des pluriels réduits en singuliers.

On peut aussi, tout au contraire, réduire les pluriels en singuliers; et cela a quelque chose de fort grand. «Tout le Péloponèse, dit Dé

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mosthène, étoit alors divisé en factions (1). » Il en est de même de ce passage d'Hérodote : « Phry<< nicus faisant représenter sa tragédie intitulée, « LA PRISE DE MILET, tout le théâtre se fondit en « larmes (2). » Car de ramasser ainsi plusieurs choses en une, cela donne plus de corps au discours. Au reste, je tiens que pour l'ordinaire c'est une même raison qui fait valoir ces deux différentes figures. En effet, soit qu'en changeant les singuliers en pluriels, d'une seule chose vous en fassiez plusieurs, soit qu'en ramassant des pluriels dans un seul nom singulier qui sonne agréablement à l'oreille, de plusieurs choses vous n'en

(1) De corona, pag. 315, édit. Basil. (Despréaux.)

(2) Hérodote, livre VI, page 341, édit. de Francfort. (Despréaux.)* Les différentes éditions, depuis celle de 1674 jusqu'à celle de 1713, portent : « tout le théâtre se fondit en « larmes." On lit dans celles de MM. Didot, Daunou, etc. : << tout le peuple fondit en larmes. »

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