Page images
PDF
EPUB

Ou comme on voit un feu, jetant partout l'horreur [a],
Au travers des forêts promener sa fureur:

De colère il écume, etc.

Mais je vous prie de remarquer, pour plusieurs raisons, combien il est affoibli dans son Odyssée, où il fait voir en effet que c'est le propre d'un grand esprit, lorsqu'il commence à vieillir et à décliner, de se plaire aux contes et aux fables: car, qu'il ait composé l'Odyssée depuis l'Iliade, j'en pourrois donner plusieurs preuves. Et premièrement il est certain qu'il y a quantité de choses dans l'Odyssée qui ne sont que la suite des malheurs qu'on lit dans l'Iliade, et qu'il a transportées dans ce dernier ouvrage comme autant d'épisodes [b] de la guerre de Troie. Ajoutez que les accidents qui arrivent dans l'Iliade sont déplorés souvent par les héros de l'Odyssée, comnie des malheurs connus et arrivés il y a déja long-temps; et c'est pourquoi l'Odyssée n'est, à proprement parler, que l'épilogue de l'Iliade.

Là gît le grand Ajax et l'invincible Achille (1);

[a] Les éditions antérieures à 1701 donnent ce vers de la manière suivante :

Ou comme on voit un feu, dans la nuit et l'horreur, etc.

[b] <«< comme autant d'effets de la guerre de Troie. » (édit. de 1674, 1675.)

(1) Ce sont les paroles de Nestor dans l'Odyssée, liv. III, vers 109. (Despréaux.)

Là de ses ans Patrocle a vu borner le cours;

Là mon fils, mon cher fils, a terminé ses jours.

De là vient, à mon avis, que comme Homère a composé son Iliade durant que son esprit étoit en sa plus grande vigueur, tout le corps de son ouvrage est dramatique et plein d'action, au lieu que la meilleure partie de l'Odyssée se passe en narrations, qui est le génie de la vieillesse: tellement qu'on le peut comparer dans ce dernier ouvrage au soleil quand il se couche, qui a toujours sa même grandeur, mais qui n'a plus tant d'ardeur ni [a] de force. En effet, il ne parle plus du même ton; on n'y voit plus ce sublime de l'Iliade qui marche par-tout d'un pas égal, sans que jamais il s'arrête ni se repose. On n'y remarque point cette foule de mouvements et de passions entassées les unes sur les autres. Il n'a plus cette même force, et, s'il faut ainsi parler, cette même volubilité de discours si propre pour l'action, et mêlée de tant d'images naïves des choses. Nous pouvons dire que c'est le reflux de son esprit, qui, comme un grand océan, se retire et déserte ses rivages [b]. A

[a] L'édition de M. Daunou porte: « ni tant de force. » On y rencontre assez souvent des corrections de ce genre.

[6] La Harpe partage entièrement l'opinion de Longin, et rend ainsi ce morceau remarquable : « L'Odyssée est le « déclin d'un beau génie, qui, en vieillissant, commence « à aimer les contes. L'Iliade, ouvrage de la jeunesse, est

pas

tout propos il s'égare dans des imaginations et des fables incroyables. Je n'ai oublié pourtant les descriptions de tempêtes qu'il fait, les aventures qui arrivèrent à Ulysse chez Polyphème, et quelques autres endroits qui sont sans doute fort beaux. Mais cette vieillesse dans Homère, après tout, c'est la vieillesse d'Homère; joint qu'en tous ces endroitslà il y a beaucoup plus de fable et de narration que d'action.

Je me suis étendu là-dessus, comme j'ai déja dit, afin de vous faire voir que les génies naturellement les plus élevés tombent quelquefois dans la badinerie, quand la force de leur esprit vient à s'éteindre. Dans ce rang on doit mettre ce qu'il dit du sac où Éole enferma les vents, et des compagnons d'Ulysse changés par Circé en pourceaux, que Zoïle appelle de petits cochons larmoyants. Il

« toute pleine de vigueur et d'action : l'Odyssée est pres« que tout entière en récits, ce qui est le goût de la vieil« lesse. Homère, dans ce dernier ouvrage, est comparable << au soleil couchant, qui est encore grand aux yeux, mais « qui ne fait plus sentir sa chaleur. Ce n'est plus ce feu qui << anime toute l'Iliade, cette hauteur de génie qui ne s'a« baisse jamais, cette activité qui ne se repose point, ce << torrent de passions qui vous entraîne, cette foule de fic«tions heureuses et vraies. Mais comme l'Océan, même au « moment du reflux, et lorsqu'il abandonne ses rivages, « est encore l'Océan, cette vieillesse dont je parle est encore « la vieillesse d'Homère." (Cours de littérature, tome Ier.)

en est de même des colombes qui nourrirent Jupiter comme un pigeon [a]; de la disette d'Ulysse, qui fut dix jours sans manger après son naufrage, et de toutes ces absurdités qu'il conte du meurtre des amants de Pénélope; car tout ce qu'on peut dire à l'avantage de ces fictions, c'est que ce sont d'assez beaux songes, et, si vous voulez, des songes de Jupiter même. Ce qui m'a encore obligé à parler de l'Odyssée, c'est pour vous montrer que les grands poëtes et les écrivains célèbres, quand leur esprit manque de vigueur pour le pathétique, s'amusent ordinairement à peindre les mœurs. C'est ce que fait Homère, quand il décrit la vie que menoient les amants de Pénélope dans la maison d'Ulysse. En effet, toute cette description est proprement une espèce de comédie, où les différents caractères des hommes sont peints.

[a] On lit dans l'édition de 1674 le mot pigeonneau, qui disparut dans celle de 1675. C'est un des nombreux changements omis par tous les commentateurs.

CHAPITRE VIII.

De la sublimité qui se tire des circonstances.

Voyons si nous n'avons point encore quelque autre moyen par où nous puissions rendre un discours sublime. Je dis donc que, comme naturellement rien n'arrive au monde qui ne soit toujours accompagné de certaines circonstances, ce sera un secret infaillible pour arriver au grand, si nous savons faire à propos le choix des plus considérables, et si, en les liant bien ensemble, nous en formons comme un corps; car d'un côté ce choix, et de l'autre cet amas de circonstances choisies, attachent fortement l'esprit.

Ainsi, quand Sapho [a] veut exprimer les fu

[a] Sapho florissoit dans le septième siècle avant l'ère vulgaire. Après la mort de son époux, elle consacra son loisir aux lettres, dont elle voulut inspirer le goût aux femmes de Lesbos. Le savant Barthélemy, qui met tant de réserve et d'indulgence dans ses opinions, fait parler dans les termes suivants un citoyen de Mytilene, patrie de cette femme célèbre : « Nous ne connoissons pas assez les détails << de sa vie pour en juger. A parler exactement, on ne pourroit rien conclure en sa faveur de la justice qu'elle << rend à la vertu, et de celle que nous rendons à ses talents. Quand je lis quelques uns de ses ouvrages, je n'ose pas

[ocr errors]
« PreviousContinue »